Jean Gayon (1949-2018)

Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien directeur de l’IHPST, Jean Gayon s’est éteint le 28 avril 2018, à quelques semaines de son 69ème anniversaire.
Chercheur de double formation en philosophie et en biologie, Jean Gayon a consacré la majeure partie de ses recherches à l’histoire et à la philosophie de la biologie contemporaine, ses objets de prédilection étant les fondements conceptuels de la théorie de l’évolution, l’histoire de la génétique et de la biométrie. Il a aussi développé des réflexions éclairantes sur les aspects sociaux, politiques et éthiques des sciences de la vie et de la santé à l’époque contemporaine (en particulier sur l’eugénisme, le problème des races humaines et la biodiversité). Et il a aussi travaillé sur la philosophie générale des sciences et sur les rapports entre celle-ci et l’histoire des sciences : un sujet qui l’a occupé dans les derniers mois de sa vie, dans lesquels il n’a jamais cessé de travailler et d’animer la recherche collective au sein de l’IHPST et ailleurs.
Enseignant d’abord dans le secondaire, il a ensuite commencé sa carrière académique à l’Université de Bourgogne, où il a été nommé maître de conférences (1985-1990), puis professeur (1990-1997). Il a rejoint Paris en tant que professeur à l’Université Paris 7 (1997-2001), puis à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2001-2016), avant d’y être professeur émérite (depuis septembre 2016).
De 2010 à 2016 il a dirigé l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques.
Reçu à l’agrégation de philosophie en 1972 et devenu professeur de lycée à Maurepas (Yvelines), il retourne à l’université pendant neuf ans pour suivre une formation universitaire en biologie, du DEUG au DEA d’évolution de Claudine Petit, obtenu à l’université Paris 7 en 1983. Elle lui donne un pouvoir d’analyse exceptionnel dans les questions d’histoire de la biologie auxquelles il consacre les trente années suivantes.
Il soutient en 1989, sous la direction de François Dagognet, une thèse d’Etat sur la « théorie de la sélection naturelle : Darwin et après-Darwin ». Extrêmement documenté, nourri d’archives, ce travail explique comment ‘l’hypothèse de sélection naturelle’ avancée par Darwin se retrouve corroborée plusieurs décennies plus tard par la biologie évolutive moderne, selon un cheminement complexe qui passe par les biométriciens, Pearson et Galton, les premiers mendéliens, des études empiriques, puis la génétique des populations.
Le texte se clôt avec une analyse philosophique de la théorie dite neutraliste de Motoo Kimura, expliquant comment ce neutralisme prolonge plutôt qu’il ne récuse le sélectionnisme darwinien. Il deviendra un livre publié en français, Darwin et l’après Darwin (Kimé, 1992) puis en anglais sous le titre Darwinism’s struggle for survival en 1998 chez Cambridge University Press (1). Lu et commenté aussi bien par des philosophes et historiens des sciences que par des biologistes, ce texte est maintenant un classique de la littérature de philosophie / histoire de la biologie.Suite à un long séjour aux Etats-Unis à cette époque, Jean Gayon a noué des contacts amicaux et professionnels avec la communauté des historiens et philosophes de la biologie, dont la structuration institutionnelle était alors en cours. Il sera l’un des membres fondateurs de la société de philosophie et d’histoire de biologie (ISHPSSB) dans les années 1990. Ces contacts américains, comme Richard Burian (Virginia Tech), Robert Brandon (Duke) ou Phillip Sloan (Notre Dame), seront étroitement associés à ses travaux, par exemple dans le domaine de l’histoire de la génétique.
Formé dans ce qu’il est convenu d’appeler la tradition de l’épistémologie historique française, proche de George Canguilhem et de Jacques Roger, Jean Gayon a initié un rapprochement entre celle-ci et la philosophie des sciences anglo-saxonne d’inspiration plus analytique, qui fut décisif pour ceux qu’il a formés, à Paris 7 puis Paris 1, et surtout pour l’orientation de l’IHPST, à partir de 2002.
L’œuvre philosophique de Jean Gayon, qui inclut outre le livre sur le darwinisme, plusieurs dizaines d’ouvrages dirigés et des centaines d’articles en anglais, français et parfois espagnol dans des revues internationales de philosophie ou d’histoire des sciences, couvre un grand nombre de questions qui peuvent se répartir selon les axes suivants:
L’épistémologie de la biologie évolutive, en particulier la question du concept de fonction, le rôle des concepts économiques en biologie évolutive, mais aussi l’histoire du transformisme - et ses grandes figures depuis Lamarck.
L’eugénisme - avec un intérêt massif pour Fisher, auquel Darwin et l'après-Darwin consacre des analyses qui font référence, et plus récemment l’amélioration humaine, human enhancement, qui communique avec les anciens projets eugénistes d’avant-guerre en leur ajoutant une dimension techniciste et médicale.
Les races, qui furent en leur temps un objet de préoccupation majeur pour les biologistes évolutionnaires fondateurs de la théorie classique (Théorie Synthétique) de l’évolution, souvent engagés dans une entreprise de réfutation scientifique des racismes.
La notion d’hérédité - aussi bien du point de vue de l’histoire de la génétique, de celui de son sens philosophique et son histoire au long cours.
L’épistémologie française, avec les figures régulièrement questionnées de Canguilhem et surtout Bachelard, et plus généralement l’interrogation sur les relations entre histoire des sciences et philosophie des sciences.Professeur, Jean Gayon a formé comme directeur de thèses plusieurs générations d’étudiants et plusieurs ont obtenu le prix de thèse de Paris 1 ou le prix de la chancellerie de Paris. Les plus anciens sont aujourd’hui pour beaucoup d’entre eux chercheurs ou enseignants-chercheurs dans l’université française, spécialistes de philosophie et d’histoire de la biologie et de la médecine, mais parfois aussi de philosophie générale des sciences. Il a enseigné inlassablement en Licence et en Master, et introduit aux questions d’histoire de la biologie ou de philosophie de la génétique et de l’évolution des apprentis philosophes qui se tournèrent vers d’autres spécialités. Il n’est pas interdit de penser que le paysage français de philosophie académique de la biologie est en grande partie tributaire de Jean Gayon.
A l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a dirigé, de 2001 à 2005, le DEA d’Histoire et de Philosophie des Sciences, ancêtre du Master LOPHISC, l’Ecole Doctorale de philosophie de 2002 à 2010, le collège des Ecoles Doctorales de l’université Paris 1 de 2008 à 2010.
Responsable de l’équipe de philosophie de la biologie et de la médecine à l’IHPST depuis son arrivée, il a induit le tournant vers la philosophie des sciences qui caractérise cette équipe, en particulier par la constitution de réseaux de collaborations avec des philosophes étrangers (USA, Mexique, Canada, Royaume Uni…) comme avec des institutions de biologie (Muséum National d’Histoire Naturelle, Collège de France etc.)
Sous son impulsion se sont déroulés depuis 2004 plusieurs programmes de recherche qui jouèrent un rôle structurant pour cette équipe et qui ont abrité séminaires, colloques internationaux ou groupes de lecture : une ACI sur les fonctions, une ANR sur les rapports entre économie et évolution, un projet de ‘politique scientifique’ de Paris 1 sur l’histoire de la Théorie Synthétique de l’Evolution…
Comme directeur de l’IHPST, il a œuvré avec équilibre et enthousiasme à renforcer le rôle de cette institution sur la scène scientifique française et internationale, sans jamais privilégier son domaine de recherche, mais s’efforçant au contraire de faire prospérer toutes les équipes, en un contexte d’intense réciprocité. Puis, devenu professeur émérite, il avait récemment pris la direction de l’équipe ‘Histoire et philosophie des sciences’ pour y mener un travail de fond sur la manière d’articuler de nouveau ces deux disciplines, après l’inflexion vers la ‘philosophie des sciences’ des quinze dernières années.Membre de la Leopoldina, membre titulaire de l’Académie internationale de philosophie des sciences, deux fois membre senior de l’IUF, membre de l’Institut international de philosophie, il avait participé au comité stratégique du CNRS dans les années 2000. Il a été aussi membre actif du Comité national d’histoire et philosophie des sciences (Académie des sciences), affilié à l’ICSU, et membre du Conseil d'Administration du CNHPS.L’IHPST lui a consacré en 2017 des journées d’études pendant lesquelles des collègues philosophes et biologistes, français, mexicains et nord-américains, ont contribué à situer sa démarche. Ces communications font l’objet d’un ouvrage qui sort ce mois-ci (2).
Avant de nous quitter, il accepta aussi le projet d’un long livre d’interview de 525 pages mené par Victor Petit (3). Il y situe sa carrière par rapport aux traditions d’histoire des sciences en France et à la philosophie en général. Sa parution prochaine marquera une date dans l’histoire des recherches sur la connaissance.Ce décès prématuré est une très grande perte pour toute la communauté philosophique française et internationale, et une très grande tristesse pour ses amis et ses proches. Nous ne perdons pas seulement un collègue. Nous perdons un maître, un guide, un exemple et un ami : un homme apparemment réservé, mais capable de grands élans d’amitié et d’humanité. Sans lui, nous nous sentons tous plus pauvres, autant comme scientifiques, que comme personnes. Nous ne l’oublierons pas, et tâcherons de continuer son œuvre et son enseignement. Le directeur de l'IHPST, au nom de toute l'équipe.

(1) Gayon Jean. 1998. Darwinism's struggle for survival: heredity and the hypothesis of natural selection, Cambridge University Press, 516 p.
(2) Philosophie, histoire, biologie. Mélanges offerts à Jean Gayon, sous la direction de Francesca Merlin & Philippe Huneman. Paris, Editions Materiologiques.
(3) La connaissance de la vie aujourd’hui, Paris: ISTE, à paraître. Ce livre inclut comme le précédent une liste exhaustive des publications de Jean Gayon.